© Credits photo: Nicolas Brasseur
Ferme les yeux.
Une créature qui rampe dans la forêt au petit matin. Des gouttes de rosée se sont posées sur son cuir. Une oreille dépasse d’une touffe de végétaux moites. La bave dégouline lentement sur la terre humide. L’odeur de la terre qui se réveille monte lentement. Cette créature, c’est toi. C’est toi et ton double, et ton triple, et toutes les personnalités que tu as enfouies. Elles te regardent, en dehors et au dedans. Bloqué sur cette planète mais davantage bloqué dans ta tête, les ronces déchirent ta peau. Tu cours pour échapper, mais que fuir ? Les personnages qui sont sur tes épaules. Et tu te rends compte qu’une main tient le drap qui t’empêche d’avancer.
Blake Daniels développe un théâtre de personnages qui sont autant des figures que des symboles, dans des paysages où dominent les ocres gris et bruns, et leurs nuances poussiéreuses, palpables. L’imperceptible brume qui recouvre chacune de ses scènes confère au charnel et au morbide à la fois, ce qui leur donne une nostalgie sauvage.
Le travail de recherches et de citations de l’histoire de l’art est un des aspects importants dans l’œuvre de Blake Daniels qui semble remodeler différentes techniques des grands maîtres de la peinture. L’allongement de certaines de ses figures rappelle Le Greco, quand la fine ligne noire ceinturant des personnages est une évocation de Manet. Le traitement de certains coloris en cangiante amène une sacralité à des saynètes anodines, et une lumière surnaturelle se pose alors sur l’insignifiant.
Puis vient le travail d’esquisse, de morceaux et de bribes de scènes, qui agissent aussi sur le hors-champ du futur tableau, traçant des débuts d’histoires où des inconnus, des proches et des saints se mélangent.
Et enfin le tableau.
Sur les rives de l’Ohio, la terre natale entre les lacs, faite de mystères et de légendes, s’invite une cohorte douce-amère de personnages et de situations étranges, tantôt références autobiographiques, tantôt images de faits divers. Puis tout se mélange, le rapport au corps et le rapport au paysage, à la transformation des éléments comme à la transformation liée au cycle de la vie : une transmutation commune, où nature et homme ne sont pas dissociés, et deviennent créatures, chimères. Où la fluidité sexuelle s’invite, effaçant toute catégorisation simpliste et permet d’évoquer “l’autre-moi”, cet “otherness” qui permet de se découvrir et de se cacher en même temps. Une figure angélique, cheveux longs auburn dans le vent, regard perdu, joue à saute-mouton, à côté d’un saint Sébastien sculptural et transpercé. Au loin, deux silhouettes évoquent Adam et Eve, perdus dans un paysage vide. L’absurdité des hommes est sublimée : jouer face à la mort, jouer de la mort, jouer avec la mort.
Chez Blake Daniels, les personnages deviennent des signes, des signifiants. Ils amènent la pensée à se promener dans un ailleurs, où nos repères sont brouillés. Ce sont des métamorphes, conscients de leur propre transformation et qui sont à l’image de sa façon de peindre : à regarder les œuvres, on a l’impression de voir en action la gestation de la peinture. Les toiles accouchent alors d’elles-mêmes, dans de violents apports de couleurs orangées et de lignes violacées. Certains empâtements ressemblent à des plaies, d’autres passages à de brouillons bouquets de chairs. La peinture de Blake Daniels parle de cyclicité, celle d’une parthénogenèse et d’une autophagie, du début et de la fin.
Camille Frasca