L’insularité prend tout son sens Nous retrouver entourés d’eau Nous découvrir sans terre continentale Partager ce fantôme avec toi, la soif d’un foyer jamais visité

© Courtesy of Bremond Capela, ChertLüdde, and Sofía Salazar Rosales
© Credits photo: Nicolas Brasseur

Sofía Salazar Rosales

4 septembre — 11 octobre 2025

13 rue Béranger, 75003 Paris

L’insularité prend tout son sens… est le titre de la première exposition monographique à Paris de Sofía Salazar Rosales. C’est un titre qui indique l’une des préoccupations de sa proposition : se situer ; physiquement et avec son âme. Dans l’un de ses poèmes récents, écrit pour accompagner son déplacement et celui de la personne qu’elle aime et qui l’aime vers un territoire qui fait partie de l’histoire de son ascendance, elle dit « Habitar lo desconocido/Ya no más en lugares que poco a poco nos pertenecen como París/Sino unode los lugares de donde viene mi ombligo vulnerable ». (Habiter l’inconnu/Non plus en des lieux qui peu à peu nous appartiennent comme Paris/Mais l’un des lieux d’où vient mon nombril vulnérable).

Depuis plusieurs années Sofía Salazar Rosales invente des formes qui contiennent des récits de déplacements, ou, plus précisément, des récits de détours diasporiques. Des détours qui sont le propre de l’expérience diasporique, ceux qui défi nissent sa complexité. Détours actifs, toujours au travail et pour la vie ; qui contraignent, qui obligent, et qu’on lègue, d’un corps à l’autre. Dans les sculptures et les installations de Sofía Salazar Rosales, ce sont les fruits et les fleurs arrachés et transplantés dans les avions cargos ; mais aussi les emballages complices-captifs de ces transports ; mais aussi la migration des matériaux et des matières premières ; et enfin la migration des formes (les glissements et les modulations de leur esthétique, le sens de cette esthétique), qui sont sur le métier pour raconter les détours diasporiques et nous faire entendre leur vibration.

L’exposition commence dans la cour de la galerie, c’est un moyen pour Sofía Salazar Rosales d’installer un paysage, de s’y projeter et de nous y projeter, et de faire se diff user la nostalgie d’un foyer jamais visité et d’un lieu jamais habité. C’est une histoire entre des ancêtres et des végétaux. C’est l’histoire d’un arbre : le yagrumo. Le yagrumo est une apparition blanche dans un milieu tropical et frénétiquement vert. C’est un arbre chevelu que ses filaments transforment en signal chromatique ; alors il guide les cimarrones vers les palenques. Il ne guide plus, c’est une histoire passée ; mais il est toujours là. Il rappelle la possibilité d’un lieu sûr, qui a existé, quelque part, dans le temps infernal de l’empire colonial. Sofía Salazar Rosales voulait des yagrumos contemporains, diff usant le fantasme persistant et la potentialité concrète de l’existence d’un lieu sûr, dans la violence globalisée que nous habitons. Les arbres sont devenus des sculptures (faites de cuivre, de galvanoplastie, d’oxydation et d’aluminium), des arbres urbains, plantés dans des bouteilles, celles trop lourdes des villes sans eau potable. Ils se mêlent aux plantes acclimatées, parisiennes poco a poco, parisienne « à force de », et dont on ignore tout du voyage.

Ce qui habite la première salle est d’abord un refus, une mise à distance : une grille à la douceur ornementale trouble, dont on comprend la matérialité en s’approchant. Elle est vestige mémoriel cubain, elle est optimisation des matériaux, un geste récurrent chez Sofía Salazar Rosales. Elle est aussi une représentation, enluminée, de la peur. Elle tient à distance ceux et celles qui pourraient vous voler. Faite de carton, sucrée de paraffine, elle charrie un ethos baroque2 qui vient manifester ce que le philosophe équatorien Bolívar Echeverría présentait dans son analyse critique marxiste comme un comportement social structurel, à la fois refuge et arme, pour l’individu aux prises avec la logique du capital et dont il ne peut s’extraire. L’ethos baroque existe aussi comme une créativité propre à la culture latino-américaine permettant de penser « l’après » de la modernité capitaliste3. En une image, il pourrait être un napperon brodé sur un poste de télévision. Dans l’œil de Sofía, il est ces grilles, celles de la propriété, manifestant leur grâce nord-africaine, leur voyage espagnol, puis soudain, au détour d’une rue, leur fi délité syncrétique aux orishas4, puisque les voilà peintes de la même rythmique colorée qui les convoque, celle qui orne les bracelets de Sofía, assurant soudain une double protection, matérielle et immatérielle. Cette grille-là (qui est comme la copie d’une grille qui existe, à Cuba) n’est d’ailleurs pas que baroque, elle négocie entre les courbes et une autre géométrie pleine d’arrêtes mais non symétrique, souvenir d’autres idéologies et des amours systémiques de la modernité. Autour de ce manifeste d’hospitalité contrariée, d’autres sculptures: les « hug », conçues comme des accolades proprement parisiennes, des évocations de la tôle armée qu’on rencontre dans la ville en réparation. Ici, la tôle s’est attendrie, repliée, amollie ; elle est « armée » de larmes en carton et pulvérisée de poudre de métal. Trompe-l’œil qui cherche où est passée sa force, elle dévoile, dans ses replis, les mêmes enfilades de perles bicolores que ceux des bracelets.

Puis, à l’issue d’un corridor, un échafaudage. Il traverse l’ultime cimaise, il est une idée d’échafaudage, une silhouette, une vitrine en travaux, une façade désossée. Il devient le support et le présentoir d’autres œuvres : une grande robe en patchwork, en partie schématique elle aussi, inachevée, amène le souvenir d’un objet réel, une poupée qu’a possédée Sofía, le seul jouet venu de ce lieu qu’elle n’habitait pas, un jouet qu’elle a rejeté. Aujourd’hui, il lui reste la tristesse du rejet, l’idée d’un fantôme, l’image de ces petits fragments de tissu qui composaient la robe et qui évoquent désormais « comment les choses sont réparées à Cuba ». Il y a aussi des sculptures en papier qui sont comme des squelettes tristes de palmiers ; des mailles en perles tressées qui contiennent des bananes pétrifi ées et des résidus de tiges de bananes (là où le fruit s’attache au rachis) monumentalisés dans le métal : des témoins de l’arrachement, des témoins du voyage.

Enfi n, sur une plateforme en métal qui fera peut-être résonner nos pas et peut-être tinter du reggaeton, nous éviterons de marcher sur un sol délicat fait des reliques de la fonte de bougies votives (encore une évocation de la circularité des bijoux colorés). Sur ce chemin de tôle, qui indique aussi, pour l’artiste, l’urgence capitaliste consistant à remplacer les matériaux vernaculaires pour accélérer sans fi n l’échange global, nous nous approcherons d’une nouvelle série de sculptures : les machettes. Celles-ci sont faites de grelots, incrustées de perles et elles ceinturent un guerrier invisible. Elles convoquent la mémoire des attaques à la machette de la guerre des Dix Ans à Cuba, le parcours d’un objet importé qui a transité de son statut d’outil utilisé dans les champs de canne à sucre à celui d’arme de combat. Elles rappellent aussi la présence des machettes dans le culte de la Santería. Armes ambivalentes, armes de libération premières faute d’armes à feu, célébrées en poésie par les indépendantistes, elles dialoguent ici avec quelques emballages de bananes que le bronze, cette fois-ci, a rendu immortelles. On y aperçoit un dessin fugitif, fait de sparadrap. Il est prêt à s’envoler. Il représente les feuilles schématisées d’un bananier telles qu’on les voit sur un carton d’emballage. Chaque lame du feuillage, vulnérable, va se perdre, se disjoindre. Une feuille fragmentée pour toujours. Et ton souffl e imperceptible contre le déracinement.

Ma propre expérience du détour diasporique me fait sentir très fort la vibration de chacun des objets que je viens de vous décrire. Le souvenir de les avoir rencontrés, l’attente de faire leur connaissance ; voilà avec quoi ce texte a été écrit.

Eva Barois De Caevel, juillet 2025